Marie telle que vous ne l’avez jamais vue – Interview

La chroniqueuse Estelle Roure a interviewé Anne Soupa et Sylvaine Landrivon à l’occasion de la parution de leur livre « Marie telle que vous ne l’avez jamais vue » (Ed. Salvator).


La bibliste Anne Soupa et la théologienne Sylvaine Landrivon publient un excellent ouvrage qui part à la découverte de Marie, et la réhabilite dans toute sa vérité exégétique, parfois loin des discours officiels. Rencontre avec les autrices.

Pourquoi s’attaquer au monument « Marie »? Quelle nécessité aujourd’hui ? 

Sylvaine Landrivon (SL) : Aborder la figure de Marie n’a pas été pour moi une préoccupation immédiate, tant les approches me semblaient minées de présupposés, de préjugés, et de tabous entachés du sang des guerres de religion. Mais derrière celle que l’on nomme « reine du ciel », que l’on « prie à genoux », se cache une femme prophétesse et disciple susceptible de rassembler l’Église. Mais la découvrir telle qu’elle est vraiment, permet, au terme, de rompre la scission artificielle et outrancière qui oppose un schéma marial qui représenterait l’Église passive, féminine, « épouse », à la référence « pétrinienne » symbolisant l’autorité virile, sous la houlette cléricale de Pierre. C’est une démarche exigeante et enthousiasmante.

Anne Soupa (AS) : Il m’a fallu d’abord aimer Marie. Surmonter le rejet des femmes d’aujourd’hui devant les images à la fois sucrées et incohérentes qui font d’elle une potiche, mais toute-puissante, une femme, mais sans le corps d’une femme, pour me rendre proche de Marie. Aurait-elle quelque chose à me dire, elle qui la première, a suivi Jésus ? Connaîtrait-elle le chemin qui mène à lui ? Mais ce qui a achevé de me convaincre, c’est mon histoire aux côtés des femmes catholiques. J’ai appris à voir combien Marie était le bras armé de la domination masculine catholique sur les femmes. Á partir de ce moment-là, la conscience d’une responsabilité envers nous toutes et envers l’Évangile m’a poussée à entrer, avec Sylvaine, dans un projet d’écriture.

Dans votre ouvrage, vous commencez par « déconstruire » Marie. Déconstruire est un terme très à la mode ; alors qu’est-ce à dire ?

SL : La piété mariale a étouffé la femme exemplaire qu’est la mère de Jésus dans les évangiles, l’idée nous est venue de « déconstruire » le personnage factice élaboré par la tradition. Non pas pour dénigrer Marie, mais avec l’intention de retrouver, sous les caricatures patriarcales de LA femme fantasmée selon une idéalisation maternelle, celle qu’il convient de suivre sur le chemin de son Fils, avec son audace et son énergie.

AS : Nous avons simplement lu les évangiles… et de très près. Alors, le gouffre nous est apparu, faisant mieux ressortir la stratégie de l’Église autour des images. L’image de Marie qui s’est forgée au cours des siècles a maltraité la figure évangélique. Marie est devenue la résultante de deux impératifs non contradictoires : la piété populaire qui voulait une image de consolation devant le malheur, et l’institution qui voulait une figure silencieuse et soumise. Marie est devenue le modèle de la chrétienne « à sa place ». Déconstruire est devenu un devoir.

Quelles cases dans lesquelles la Tradition de l’Eglise a enfermé Marie, vous semblent les plus insupportables et/ou les plus fausses ? 

SL :  Pour moi, la pire contrevérité colportée par l’institution catholique consiste à faire de Marie une figure de soumission et d’obéissance. Elle ne souligne ni sa liberté ni son adaptabilité aux situations de la vie. Les quatre évangiles nous prouvent le contraire ! Marie assume la transgression d’une grossesse hors mariage, au risque de sa vie. Dès qu’elle accepte sa mission, elle entonne un chant d’allégresse, le Magnificat qui sonne comme une véritable provocation à l’égard des nantis. Elle impose son tempo à son fils lors des noces de Cana, en l’incitant à se révéler plus tôt qu’il l’avait prévu ; et si elle dit « oui », ce n’est pas un acquiescement à une demande humaine mais à Dieu… Tout cela illustre l’inverse de l’image vantée dans les représentations mariolâtriques des XIXe et début du XXe siècle.

L’Eglise peut-elle guérir d’une mariologie piétiste ? 

AS : Elle pourrait tout si elle le voulait ! Une Église sûre de son message, débarrassée du paraître et du pouvoir, ne devrait pas avoir besoin de manipuler Marie pour des fins « mondaines ». Car la Marie des évangiles est bien plus profitable aux fidèles que l’image contrefaite qui domine encore aujourd’hui. C’est une figure pleinement humaine et tournée vers Dieu, envers laquelle il est légitime d’éprouver de l’affection.

SL : Il est indispensable de sortir l’Église de sa vision piétiste de Marie car le système clérical qui instrumentalise cette image a montré son caractère délétère. Proposer Marie comme modèle accessible non seulement aux femmes mais à tous les membres de l’assemblée ecclésiale permettra de rompre le schéma qui oppose les hommes -possiblement clercs- aux femmes, toujours perçues comme subalternes ou trop sublimes pour partager les charges de la communauté.

Dans votre ouvrage vous montrez que l’Eglise s’est beaucoup servie de la figure de Marie à des fins politiques patriarcales, pour contrôler les femmes et leurs corps. Restreignant ainsi la figure de Marie à la moitié de l’humanité. Quid de l’influence aujourd’hui de Marie sur la moitié masculine de l’humanité ?

SL : Quand les catholiques parlent de Marie, ils la nomment le plus souvent la « Sainte Vierge ». Sainte, elle l’est éminemment, puisque élue de Dieu pour porter le Verbe, mais l’insistance sur sa virginité dans une religion qui affirme l’importance du lien entre la corporéité et le divin est, au minimum, paradoxale.

AS : Exactement ! Pour contrôler le corps des femmes, l’institution a privé Marie de son corps. Elle l’a déclarée « toujours vierge », alors que les évangiles mentionnent les frères et les sœurs de Jésus. Elle a modelé Marie comme ses responsables, célibataires, voulaient voir leur propre mère. Ce glissement tragique a rétréci la portée du message marial en le limitant aux seules femmes, alors que Marie est la sœur ainée de tout croyant qui cherche Dieu, homme ou femme. Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas à l’aise avec la féminisation de l’image mariale. Comment peuvent-ils prendre pour modèle une figure dont on affirme la virginité biologique ?

SL : Dans la mesure où il ne s’agit pas d’un traité de gynécologie, la Bible ne s’appesantit nulle part sur cette caractéristique autrement que pour nous signifier la disponibilité totale à Dieu de Marie.

Loin d’être seulement un ouvrage qui déconstruit la figure mariale, vous « reconstruisez » aussi Marie, vous lui redonnez une ampleur théologique. Quel est le visage de Marie qui vous inspire le plus aujourd’hui ? 

AS : Je suis sensible à ce saut prodigieux dans l’inconnu que fait Marie quand elle dit « oui » à l’ange ». Dans ce mot minuscule s’inscrit le dynamisme de la vie, à rebours de cette inquiétude moderne devant le risque, qui paralyse les énergies. Une fois ce « oui » prononcé, Marie ne peut plus que « faire cause commune » avec l’Esprit, elle l’épouse pleinement.

SL : Marie, pour moi, est celle par qui Jésus en croix unit le peuple choisi par le Dieu Unique -que sa mère représente en tant que « vierge d’Israël »-, au « bien aimé », pour faire de tous les humains, ses frères et ses sœurs. Il faut mesurer la portée de ces mots « Voici ton fils » Voici ta mère » (Jean 19) car c’est là que se fonde l’Église et Marie en est un pilier. Sur un autre plan, Marie oriente notre démarche de foi en nous confiant ce fils de Dieu qu’elle a accueilli en son sein, pour le porter avec elle, comme dans les représentations de Notre-Dame du monde entier. Preuve, s’il en était besoin qu’hommes et femmes sont appelés à imiter Marie. À nous donc de faire vivre suffisamment le Christ en nous, pour que ceux que nous rencontrons le sentent vibrer en eux aussi et le portent. C’est en disciples exempts de doute, telle Marie devant sa cousine Élisabeth, que nous devons imiter la mère de Jésus ; pas seulement en confiant nos malheurs à une Mater Dolorosa, qui peut bien-sûr intercéder pour nous, mais qui peut tellement plus, quand, en prophétesse et disciple accomplie du Christ, elle nous indique la voie de la confiance et du courage.

L’on vous connait comme théologiennes mais aussi pour vos combats féministes dans l’Eglise : Marie est-elle aussi féministe? 

SL et AS : Oui, Marie est une féministe hors pair, et malgré l’anachronisme de l’expression que nous lui appliquons, elle l’illustre dans tous les engagements qu’elle prend, aussi bien sa manière de ne se référer à personne pour dire « oui » que dans les charges qu’elle assume, et dans les risques qu’elle ne fuit jamais, jusqu’à la croix et au-delà. Marie dit au patriarcat du temps : mon corps est à moi, si je veux le donner à l’Esprit, je suis libre d’en disposer. En outre, par sa prédication, Jésus l’aide à se donner un avenir au-delà de son rôle de mère, pour devenir disciple. C’est pourquoi notre livre détaille la façon dont elle peut être la sœur de tou·s·tes les féministes.


Nous vous proposons aussi de consulter le très riche article paru dans la revue Golias (merci à eux !) où Sylvaine Landrivon parle plus longuement de cet ouvrage.


Deux entretiens par Monserrata Vidal avec Sylvaine Landrivon et Anne Soupa sont à ré-écouter sur RCF :