Chahina-Marie ou l’Itinéraire d’une enfant bénie
Musulmane, disciple du Christ : le titre du récit que livre aujourd’hui Chahina-Marie Baret est tellement audacieux, inédit, que l’on pourrait s’attendre à une fiction, à l’utopie d’un monde où les relations interreligieuses seraient devenues si vivantes et si fortes que, pour celles et ceux qui en auraient le désir et le goût, des appartenances et des pratiques plurielles n’y feraient aucune difficulté.
Mais c’est d’une histoire réelle qu’il s’agit. Chahina a longuement mûri ce livre dont la publication n’était pas évidente, comme ne fut pas simple l’histoire elle-même qu’elle a tracée. Si elle est bien le sujet et l’auteure de l’un et de l’autre, on ne peut dire que l’entreprise soit solitaire. Car beaucoup ont été témoins des étapes essentielles qui ont jalonné son chemin, ont entendu Chahina en parler et s’en expliquer. Et, quand elle entra au Centre Sèvres pour parfaire ses connaissances et sa réflexion bibliques et théologiques, elle trouva auprès des enseignants et enseignantes, jésuites et laïcs, les appuis et les accompagnements nécessaires pour penser sa démarche et la dire en l’illuminant par l’Écriture et l’éclairant par la parole d’éminents théologiens. Les deux postfaces, l’une de Gilbert Aubry, évêque de la Réunion, l’autre d’Omero Marongiu-Perria, sociologue et théologien musulman, témoignent plus encore du fait que Chahina ne s’est pas contentée de raconter son histoire mais qu’elle a cherché, en dialogue et confrontation avec d’autres, à en élaborer la cohérence, la justification, et le sens spirituel. « Théologie du dialogue », écrit-elle, pour intituler le chapitre où elle parle d’un livre qu’elle a lu en 2006 et qui l’a libérée de toute culpabilité et profondément apaisée (on comprendra plus loin pourquoi) : Christian de Chergé, une théologie de l’espérance. Oui, l’histoire de Chahina s’éclaire d’une théologie du dialogue, d’une théologie de la « reliance » oserait-on dire, d’une théologie de l’Alliance.
Nous pensons généralement, et logiquement, que si la conversion désigne l’adoption d’une religion nouvelle, elle implique alors l’abandon de l’ancienne, et des anciennes convictions. Or, refusant cette logique trop simple, écoutant son expérience, soucieuse d’en respecter la complexité, d’en peser la vérité selon l’intelligence et selon le cœur, guidée par une intuition invincible, Chahina renoncera à choisir entre Islam et Christianisme, devenant elle-même signe singulier, unique, de leur alliance.
À vrai dire, aussi loin que l’on remonte avec elle dans sa vie, il y a de quoi ne pas être tout à fait surpris. Car les eaux – indiennes, malgaches, mauriciennes, réunionnaises – dans lesquelles elle a baigné dès l’enfance, mêlant un pluralisme culturel et linguistique généreux, une formation au sein d’une famille indo-musulmane chiite tendre, soudée, extraordinairement ouverte au monde, aux questionnements des uns et des autres, au questionnement tout cours, une pratique religieuse toute de solidarité et d’hospitalité effectuée au nom d’une foi en Dieu indéfectible, tout cela ensemble ne risquait pas d’entraîner Chahina dans le piège d’une claustration identitaire, et lui tissait un habit d’Arlequin plutôt qu’un uniforme.
Lorsqu’elle arrive à Paris, en août 1979, à l’âge 14 ans, pour être inscrite dans un internat catholique où elle poursuivra ses études secondaires, cette « vivante », exigeante et rebelle, qui ne cesse de s’interroger sur elle-même, profite au mieux des fruits que lui offre la très riche vie parisienne. Elle découvre aussi une forme de pratique communautaire intense et joyeuse dans la petite aumônerie catholique de son école, l’apprentissage d’un rapport délié, non figé, avec les textes sacrés, les rites, la tradition. Ne cesse pourtant de l’habiter un sentiment de tension entre ce qu’elle vit là et les appuis de la pratique familiale et religieuse qui l’ont construite.
C’est dans ce cadre que, le soir de Noël 1979, puis, en 1981, au cours d’une célébration d’engagement, Chahina va vivre deux expériences mystiques bouleversantes. Et c’est à bon droit que l’on peut qualifier de mystique ce qui s’est passé et joué en ces moments-là. Car elle nomme et décrit ces événements en des termes qui parlent d’une rencontre d’amour, d’un ébranlement de tout son être et d’un combat dont l’enjeu est de céder ou non à l’invitation d’un Christ qui, répondant à son désir de le rejoindre, vient à sa rencontre pour la « saisir ». Elle éprouve cependant une souffrance extrême : elle est en proie à des forces contraires, car le désir brûlant qu’elle a de consentir à la conversion évangélique s’affronte à celui de demeurer loyale et fidèle envers sa famille et sa communauté originelle. En un premier temps, la culpabilité que lève la perspective d’une trahison retient Chahina de céder. Mais la seconde fois, elle se rend et, en larmes, retournée, trace sur elle le signe de la croix.
Dès lors, comme elle le répète, le Christ ne la lâchera plus. Un chemin peut commencer, qui la conduira au baptême, mais sur lequel, durant presque huit ans, vont surgir les obstacles venus de l’Église catholique, où elle veut entrer, comme de la communauté musulmane, qui l’a formée.
Du côté musulman, on ne tolèrerait pas qu’elle se convertisse. On ne tolèrerait pas non plus qu’elle s’unisse à un non-musulman, l’amour de sa vie pourtant. Les voici obligés de cacher leur relation à la famille et la communauté jusqu’à ce que, le 27 novembre 1987, devant une famille finalement convaincue de la qualité d’un homme si aimant, délicat et respectueux, le mariage civil ait enfin lieu.
Du côté catholique, on la somme de renoncer à sa communauté d’origine, d’attendre d’avoir suffisamment mûri pour pouvoir clairement signifier ce renoncement et pour discerner si elle est prête à épouser l’homme avec lequel elle vit et qu’elle a rencontré en 1981. Cela lui semble de nature à tellement différer l’accession au baptême qu’elle déclare un jour y renoncer, claquant la porte au nez de J.-M. Lustiger, alors archevêque de Paris. Mais aux moments de déception, de colère et de révolte, le Christ et la garde rapprochée de ses amis ne la lâchent décidément pas.
Et voici que le 30 janvier 1988, à Saint-Merry, en une seule célébration, Chahina, qui avait revêtu le plus beau des saris, est baptisée, puis s’unit à Merryl par le don du mariage. L’invincible amour, la foi en la foi avaient eu raison de réticences diverses et fait paraître la vérité, la beauté d’un engagement qui, loin d’opposer des traditions singulières, les reliait de la plus rayonnante et délicate façon – le double prénom faisant symbole, « Chahina »-trait d’union-« Marie », « Princesse » et « servante du Seigneur », pour signifier peut-être qu’il n’est d’autre royauté véritable que celle du service.
Car enfin pour Chahina musulmane, ni Jésus ni Marie n’étaient des inconnus. Dans le Coran elle avait lu cet extraordinaire dialogue :
Jésus une fois né, Marie « revint à son peuple, portant l’enfant. Ils dirent : « Marie tu as commis une chose épouvantable ! Sœur d’Aaron, ton père n’était pas un homme de mal, non plus que ta mère une gaupe ! » Elle désigna l’enfant. Ils dirent : « Comment parlerions-nous à qui n’est qu’enfant au berceau ? » Or il dit : « Je suis un serviteur de Dieu. Il m’a conféré l’Écriture, Il m’a fait prophète, m’a rendu béni où que j’aille, m’a recommandé la prière, le prélèvement purificateur, pour tant que je vivrai, et d’être pieux envers ma mère. Il n’a pas fait de moi un impérieux misérable. Salut sur moi du jour de ma naissance au jour où je mourrai, comme au jour où vivant je ressusciterai »… – Voilà Jésus, fils de Marie, en dire de Vérité, sur quoi ils controversent. » (Coran, XIX, 27-34) Elle y avait lu aussi que « Le Messie Jésus est l’envoyé de Dieu, et sa Parole, projetée en Marie, et un Esprit venu de Lui » (Coran IV, 171), et qu’en « L’évangile, il y a guidance et lumière » (Coran V, 46). Elle savait que si le Coran exclut les dogmes chrétiens, il exalte Jésus.
Comment s’étonner alors qu’en Chahina la figure évangélique de Jésus s’allie à sa figure coranique, non pas pour s’y opposer mais pour l’enrichir, la renouveler peut-être, très exactement la « ressourcer », et achever d’en dessiner le visage ? Chahina en était à un moment de son existence où elle cheminait dans un contexte nouveau, où la pratique d’une petite communauté chrétienne lui avait révélé le Christ des Évangiles, ce dont elle formule lumineusement les effets qu’elle désirait, qu’elle pressentait : « Je pourrais réorienter tout mon être avec mes peurs et ma fragilité, et non contre elles ; je pourrais réorienter mon existence vers ce qui déjà m’habitait et que j’envisageais enfin de revêtir. » (p. 49) Elle écrit plus loin : « Mon attachement au Christ est le point de départ de tout. Le christianisme n’est pas venu en moi prendre le relais de quelque chose d’insuffisant ou d’inconsistant. Ce n’est pas un mieux, un plus que j’y ai trouvé. Le Christ a donné visage à ce Dieu reçu. Il m’a aussi ouvert concrètement à un autre style de vie, à une autre manière d’être femme, de vivre de décider, de me positionner aujourd’hui […]. Il a fait de moi une personne libre, subversive et résolument ancrée dans la réalité et le monde moderne. » (p. 52)
Chahina devint professeure des écoles, reçut de la Conférence des évêques de France des missions nationales en matière de catéchèse, et travaille aujourd’hui en pastorale, à la demande de congrégations religieuses.
Ce livre doit pouvoir parler à toute lectrice et tout lecteur. Nul besoin d’appartenir à telle ou telle communauté croyante pour en comprendre le propos, en ressentir la force. Mutatis mutandis, on peut y puiser beaucoup pour méditer par exemple sur les conditions auxquelles on peut « aller vers soi-même », inventer des formes de liberté, tourner les antagonismes, élaborer une cohérence de soi dont la pertinence finisse par illuminer les autres. On se fera néanmoins attentif à un point : les religions sont souvent réputées aliénantes, telles des institutions exerçant une emprise sur les âmes. D’où vient que la parole de Chahina, de celles, de ceux qui lui ressemblent, atteste tout autre chose et résonne tout autrement ? Chahina, enfant bénie, sera devenue une adulte « intranquille », comme elle l’écrit, à jamais étonnée, émerveillée peut-être, du chemin parcouru.