Comment la sexualité s’invite dans toute la vie

Comment la sexualité s’invite dans toute la vie

Voici un témoignage fort qui montre comment la sexualité traverse nos vies d’homme et de femme, jusqu’en notre être spirituel, et que c’est une chose bonne, quoi qu’on en dise ou surtout quoi qu’en dise l’Église !

Je suis revenue d’une retraite spirituelle démontée, déboussolée. Et au lieu d’enterrer l’affaire et d’attendre l’apaisement, j’ai décidé de réfléchir et d’écrire, afin de ne pas oublier. Avec une intuition : l’impact de la sexualité, jusqu’en mon cœur d’accompagnée sur le plan spirituel, n’est pas accidentel, fortuit, mais au contraire il relève d’une logique agissant sur ma vie que je gagne, en liberté et en vérité, à ne pas ignorer.

Ma réflexion a d’abord pris la forme d’une révolte face à l’Église et au droit qu’elle semble se reconnaître de me dire comment doit évoluer ma relation à mon amoureux (appelons-le B), homme séparé de son épouse et que je connais depuis 15 ans. C’est à nous deux, me semble-t-il, d’en décider.

J’ai pu aller dire cette révolte au père A. Il était mon accompagnateur spirituel à une retraite, et me disait que Dieu arriverait à purifier notre relation, pour que nous puissions ne plus avoir besoin de nous dire notre amour par la sexualité (objectif recherché en conformité avec la doctrine la plus classique de l’Église, puisque B n’est pas mon époux).

C’est là comme si le père A souhaitait, entre B et moi, une relation désérotisée… alors que par ailleurs il y allait de paroles tendant à érotiser ma relation à Dieu (références au Cantique des Cantique : « Qu’Il me baise des baisers de sa bouche »…, encouragement à la prière par ces mots : « allez Le réjouir »…)

Il est bon, sûrement, de s’emparer du texte du Cantique des Cantiques, mais j’en ai été décontenancée. En effet, je ne vois pas comment j’aurais pu ne pas entendre là une injonction à laisser se « purifier » ma relation à B… pour aboutir à un « réjouir » Dieu.

Je me suis demandé dans quelle pièce le père A et moi nous jouions là.

Sans doute peut-on trouver un élément de réponse dans le texte de Cassingena-Trévedy qui souligne que  « l’exercice du ministère, la célébration de la liturgie et des sacrements, l’accompagnement spirituel, la vie spirituelle ne rapprochent pas seulement des âmes : ils rapprochent des corps1 ».
Cela signifie donc que j’étais aussi un corps pour le père A, comme il était aussi un corps pour moi. Comment je l’étais pour lui, je ne puis naturellement rien en dire. (J’avancerais néanmoins que, peut-être, les paroles du père lui viennent tout autant que les miennes de la rencontre de nos corps, de nos psychismes, de nos inconscients : le mien, le sien).

Cependant, je puis dire que sûrement, dans mon corps informé par mon psychisme propre, le père A revêtait, plus ou moins, tous les rôles dévolus au masculin : père, frère, conseiller, un peu « sorcier » (comme un peu doté de sortes de « pouvoirs surnaturels »), ami, amant. Oui, et l’inconscient se fiche pas mal que ces rôles soient appropriés, convenables, ou pas. Et je ne vais pas chercher à beaucoup préciser ici comment mon inconscient semblait les distribuer2 .

En tous cas, c’est la reconnaissance de ma part de responsabilité dans cette rencontre, reconnaissance en moi de la « chair » (ce « continent magnifique et périlleux », pour reprendre les mots de Cassingena- Trévedy), qui me permet, paradoxalement, de sortir du rôle possible de victime d’une parole malheureuse du père A. Sortir de ce rôle de victime, non pour devenir coupable de je ne sais quel excès de sensibilité, mais responsable de mon désir. Autrement dit : responsable de la place que j’assigne au père A, même d’abord relativement inconsciemment. Responsable de mon désir de protéger ma relation avec B., à l’encontre de l’incitation du père A à laisser Dieu « purifier » notre sexualité. Responsable enfin d’exercer ma liberté et mon jugement par rapport aux ordres et préceptes de l’Église catholique dans les matières affectives et sexuelles, car elles me semblent injustes et d’un autre âge.

Voilà qui permit cette issue heureuse, qui fut d’aller trouver le père A et de lui signifier l’étendue de mon désaccord. Enfin ! à bientôt 60 ans aller enfin exprimer clairement mon désaccord à un prêtre ! Et il l’a reçu sans gronder : tant mieux ! Je n’ai donc pas de reproche à lui adresser à ce sujet.

D’ailleurs – au risque de me répéter – comment ne pas reconnaître, in fine, que mon problème n’est pas d’abord l’autre, mais moi qui me laisse mettre à une place infériorisée, de soumission à l’autorité ? Et c’est la psychanalyse qui m’aide à reconnaître ma responsabilité, elle qui souligne cette grande force qu’est le désir et la sexualité, force à assumer. C’est elle, donc, qui me permet d’apprendre à ne plus avoir honte de tout ce qui vit, grouille, déborde face à l’autre, fût-il clerc ou religieux, et aussi quand celui-ci veut m’assigner à une place qui ne me convient pas, comme cette place plus ou moins désexualisée (moi avec une relation avec B « purifiée »), où je deviens forcément – tel est mon ressenti en tous cas – plus morte que vive.

Eh oui, cela grouille… Raison pour laquelle, sans doute, mon psychanalyste, attentif à cela et faisant profession de l’analyser sérieusement, affirmait que la psychanalyse continue à être scandaleuse aux yeux du monde (et j’ajoute, et aux yeux de la religion : n’en parlons pas… ou bien oui, parlons-en,
justement).

La sexualité, « ère primaire de notre « géologie » humaine […qui] incarne en nous le dynamisme de la Vie3 » n’a-t-elle pas tout à voir avec le désir de vivre que Jésus restaure par sa bonne Nouvelle ? Au nom de quoi, tous ces jugements sur les amours successifs ou « atypiques » ? N’y aurait-il pas également, pour sortir du légalisme, une piste dans les textes écrits avant ou à l’occasion de Vatican II, sur la liberté de pensée et de conscience dans les matières d’éthique familiale et sexuelle (contraception, avortement) ? Que vivent les théologies qui ne mettent plus le péché originel au fondement de tout !

Mon accompagnateur était jésuite… et non un religieux nouvelle vague dont on reconnaitrait facilement le caractère réactionnaire. Et, de la spiritualité jésuite, j’ai appris… à prier (pour peu que cela s’apprenne), une intériorité. Comment ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? Comment croire en Jésus ressuscité hors toutes ces balises contestables ?

J’espère néanmoins qu’il ressort de mon texte que je n’ai pas grand-chose à reprocher d’un point de vue personnel au père A. (J’aurais cependant ce souhait à lui adresser : qu’il soit au clair avec ses si nombreuses références au Cantique des Cantique4). Le père A a essayé, je crois, d’être bienveillant.
Mais le cléricalisme n’offre-t-il pas un cadre fâcheux à la rencontre d’accompagnement spirituel, dans la mesure où l’autorité du clerc est de nature à s’imprimer dans l’inconscient de l’accompagné.e du côté de la pensée magique et du pouvoir sacralisé ?

D’un autre côté, je ne voudrais pas que mon texte passe pour une auto-accusation : oui, je dis bien que la sexualité prend beaucoup de place, mais également que c’est une force pour parler en vérité de soi (et en l’occurrence aller dire mon désaccord, quand la tristesse et le désarroi prennent le dessus).

Suis-je, quand je fais tant de cas de la sexualité, ce que la psychanalyse nomme « une hystérique » ? Mon psychanalyste ne s’est jamais prononcé à ce sujet, arguant que ce que j’avais à dire était plus intéressant que les diagnostics. Mais si je le suis, j’ose dire qu’alors, nous sommes des mille et des cents à en être. Je ne crois en effet pas être une exception, à sentir en moi un tel bouillonnement, plus ou moins profondément.

Un bouillonnement qui ne sera jamais totalement derrière moi, et qui va avec ma manière propre de vivre mon désir, et dont les causes, les circonstances et les effets continueront à me surprendre tant que je vivrai5.

Voilà. En contrepoint des mots de Cassingena-Trévedy proposant aux religieux de raconter en communauté un point ou l’autre de leur histoire de leur sexualité, j’ai voulu livrer quelque chose, pointant également le thème de la sexualité, d’un vécu d’accompagnée sur le plan spirituel. En espérant qu’elle intéresse les uns et les autres. Je plaide donc largement ma propre responsabilité. Ce sera ma contribution à la lutte contre la mentalité cléricale. Tant il me semble ne pas suffire de la dénoncer pour vivre une sorte de paradis relationnel. Encore faut-il, comme chrétienne, m’engager à « penser », « faire » et « dire » pour sortir du désert (car la soumission dessine une sorte de désert relationnel), pour vivre un départ vers la Terre Promise, vers une vie nouvelle, vers des relations plus vraies, en prise avec le réel de ma vie (qui inclut le jeu de la sexualité dans celle-ci : la boucle de ma présente réflexion, qui voyage entre une réflexion sur la sexualité, et sa représentation dans l’Église, est bouclée).

Ma foi et mon espérance sont que Dieu peine et brûle en mon cœur et en celui de chacun.e qui essaie de vivre ce changement, cette conversion ! En me laissant (en nous laissant) énergiser par ce slogan de la CCBF par rapport à l’Église: « ni partir, ni se taire ! ».


¹ François Cassingena-Trévedy, « Ils s’aperçurent qu’ils étaient nus » (Gn 3,7). De la sexualité en son site
ecclésiastique. Quelques propos et propositions : article publié le 16 mai 2020 sur le Web. Toutes les citations
au nom de François Cassingena-Trévedy sont tirées de cet article.

² Raison pour laquelle je ne vais pas chercher à préciser : je me fie à la proposition de cheminement
de Cassingena-Trévedy aux religieux (et ce bien que je sois une laïque) : « passer du tabou au secret,
du secret à la confidence, de la confidence au partage, du partage à l’élaboration d’une « charte de la
chair ». » Mon texte s’inscrit dans la catégorie des « partages », et je ne désire pas aller trop vite
escamoter celles du secret et de la confidence, et qui concernent mon vécu intime.

³ François Cassingena-Trévedy, op. cit.

4 Comme si cette référence au Cantique des Cantiques était la seule possible pour parler de la sexualité
humaine…

5 Je rapproche cette intuition de ces propos de Cassingena-Trévedy : « on ne sublime pas la sexualité […], étant elle-même intrinsèquement parole, « verbe » puissant et protestant de notre chair. Au vrai, tout en nous est parole de chair, œuvre de chair. […] La chair ne saurait être sous-traitée comme une saleté, mais demande à être visitée, explorée, illuminée jusque dans le « tout-bas », avec cette lampe d’intérieur dont parle l’Évangile (Mt 5, 15-16), lampe qui n’est autre que la lucidité et l’honnêteté de notre œil simple (Mt 6, 22 ; Lc 11, 34-36) »

Émilia