Ex-religieuses, les invisibles

Ex-religieuses, les invisibles

Entrée très jeune dans la vie religieuse, Jeany Contion a passé 23 ans dans une communauté nouvelle puis 7 ans dans un monastère cloîtré. En 2019, à l’âge de 52 ans, elle a pris la décision de continuer son chemin dans la vie laïque. Elle raconte les défis auxquels sont confrontées toutes celles qui, comme elle, décident un jour de reprendre leur vie en main après des années de vie consacrée.

Vous en avez peut-être rencontré, dans votre entourage ou dans vos assemblées d’Église, de ces femmes qui, à un moment de leur vie, ont quitté une communauté religieuse pour prendre d’autres chemins : réinsertion dans la vie laïque, vie érémitique ou semi-érémitique, vierge consacrée, etc. Avez-vous deviné, derrière le doux sourire ou le fichu caractère, le chemin parcouru par ces personnes ? En général, elles ne font pas de bruit du fond de leur solitude, parfois elles rendent service auprès d’une paroisse, mais pas toujours… De fait, comment des personnes en arrivent-elles à renoncer à un engagement qui, pourtant, avait donné sens à toute leur vie ? Quand elles se retrouvent « dans le monde », quelles aides, quel accompagnement reçoivent-elles ? Quelles sont leurs perspectives pour réaliser leur vie de femme malgré un parcours souvent douloureux ? Quel est l’engagement de l’institution ecclésiale face à ces membres qui ont donné 10, 20, 30 ans ou plus de leur vie, 24h/24, à son service ? C’est l’écho de quelques tranches de vie – dont la mienne – que j’aimerais vous faire entendre ici.

Communautés en difficultés
L’hémorragie qui frappe aujourd’hui la vie consacrée féminine ne fait sans doute que commencer. Entre communautés nouvelles dont beaucoup sont parties en dérives sectaires ces dernières décennies, et communautés plus historiques marquées par le vieillissement, les causes possibles en sont nombreuses et complexes. Il ne m’appartient pas de les détailler ici, d’autant plus qu’il manque le nécessaire recul du temps pour en donner une analyse suffisamment affinée. Je mentionnerais simplement que le document À vin nouveau outres neuves publié en 2017 pointe avec un réalisme parfois assez tranchant les difficultés concrètes de la vie consacrée. Un œil attentif saura en extraire ce qui concerne la vie consacrée proprement féminine1.

La réinsertion dans la vie laïque
Je voudrais exposer plus spécialement la situation de consacrées sortant de communautés dites « nouvelles » ou de communautés anciennes type monastères. Il semble en effet que les femmes issues de communautés actives, à l’instar des religieux masculins, se réinsèrent relativement bien dans une vie laïque. Ceux-ci ont en général acquis des diplômes en philosophie et/ou théologie qui leur permettent, en sortant, d’enseigner. Ils ont pu également apprendre un métier au monastère, exercer des responsabilités commerciales, artisanales ou de gestion. Celles-là ont souvent acquis une expérience professionnelle et des diplômes monnayables dans le monde du travail, avec parfois des cotisations retraites de salarié et/ou des droits au chômage (par exemple pour celles qui œuvrent comme infirmières, assistantes sociales, etc.). De plus, leur vie active ne les a pas complètement coupées du monde extérieur.

Il n’en va pas de même pour les femmes qui sortent de monastères ou de communautés nouvelles, surtout après la quarantaine. Certes, elles ont pu exercer des responsabilités, mais souvent dans un degré bien moindre que des religieux masculins ou des consacrées de communautés actives, en raison de systèmes d’obéissance beaucoup plus pyramidaux. C’est pourquoi la plupart du temps, dans un monde fait de compétition, de digitalisation et d’ultra-réactivité, elles abordent le concret de la vie beaucoup plus démunies psychologiquement et professionnellement. Un certain nombre – surtout des moniales – optent pour un statut d’ermite ou semi-ermite qui leur permet de trouver une certaine tranquillité sans avoir à investir l’énergie d’une réinsertion.

Les plus de 50 ans
Pour les plus de cinquante ans – dont je fais partie – la réinsertion dans la vie laïque peut devenir un vrai parcours du combattant. Pas de visibilité sur le marché du travail, pas d’accompagnement adapté ni en Église, ni par les services sociaux : elles ont vite fait de devenir des « invisibles ». Je peux témoigner combien il est difficile à cet âge-là d’entrer dans les « cases » du système administratif et des aides sociales quand l’absence d’expérience professionnelle reconnue (et donc de droits acquis pour le chômage) vous met de fait dans la catégorie des jeunes travailleurs, alors que par l’âge vous êtes déjà « senior » donc pénalisée sur le marché de l’emploi. Par ailleurs le statut de « célibataire sans enfant » rend ardue l’obtention des aides sociales, notamment en matière de logement, tandis que l’âge ferme la porte à des financements de formations ou aux formations en alternance.

Une consacrée qui a fait l’expérience de la « sortie » m’a écrit ceci :
« Je dirai aussi que le réel de la société d’aujourd’hui avec une mobilité excessive du savoir et des connaissances fait que la personne de cinquante ans déjà aujourd’hui est perdue [quand elle sort] – et combien plus si elle était dans un autre système économique et de travail. C’est pourquoi l’Église (qui a rallongé à 9 ans le temps des vœux définitifs) doit comprendre que la personne qui sort d’un « ordre contemplatif » va avoir de très gros problèmes pour trouver un travail. Dans les CV l’employeur regarde les 6 derniers mois de travail […] ! Il est donc urgent de créer une structure de « mise à jour » des personnes qui sortent pour les adapter aux conditions de travail dans lesquelles elles vont se trouver. Quelques années suffisent aujourd’hui pour qu’un fossé se creuse entre le monde avant l’entrée en communauté et le monde après ! Il est vraiment temps de cette prise de conscience et de responsabilité par l’Église. »

Une personne qui sort de la vie religieuse a en effet pratiquement tout à (ré)apprendre de la vie concrète. Parfois elle a été abusée et se retrouve détruite. À cela s’ajoute le fait qu’elle a été – plus ou moins selon les cas – atteinte dans sa santé psychologique et/ou physique. L’énergie à investir est énorme. Trop souvent, elle a été « dressée » à une obéissance de type infantile, ce qui n’est pas la meilleure préparation pour se débrouiller dans un monde qui n’a rien de celui des Bisounours. Elle est une personne en réinsertion, elle a réellement besoin d’un accompagnement adapté. Or paradoxalement, l’« aura » qui accompagne la vie consacrée la poursuit souvent, y compris dans les milieux laïcs de l’administration. Je me suis rendu compte que dans l’inconscient collectif, la « religieuse » reste une figure un peu céleste, bienveillante et altruiste2. De ce fait, il lui est parfois compliqué de faire entendre qu’elle a vraiment besoin d’être aidée de manière rapprochée.

Mais alors, quels sont ses besoins ?
Tout d’abord il lui faut un lieu où se poser en attendant un logement hypothétique (la famille n’est pas toujours présente), assurer sa subsistance immédiate, trouver des vêtements civils qui ne lui ont pas toujours été procurés lorsqu’elle est partie (et accessoirement des conseils utiles, histoire de ne pas trop ressembler à une « bonne sœur en civil » !). Il lui faut ensuite des jalons pour commencer les toutes premières démarches indispensables : ouvrir un compte en banque (compliqué aujourd’hui quand on ne peut justifier d’un revenu minimum), s’inscrire auprès de Pôle emploi, demander le RSA – et pour ce faire mettre à jour ses papiers d’identité (souvent périmés), obtenir un avis d’imposition, etc.

Puis elle doit envisager un logement plus pérenne – un défi quand elle n’a ni bulletins de salaire, ni moyens pour payer une caution, ni garants.

Enfin, il lui faut décrocher un emploi en rapport avec ses compétences (sauf bien sûr si elle a une folle envie de devenir « agent de surface », un des seuls métiers ne nécessitant pas de diplôme). Pas évident, si elle a plus de 50 ans et un éventail de compétences plus exotiques les unes que les autres à traduire en langage « CV » (du genre : hébreu biblique ; calligraphie ; confection d’objets de piété ; liturgiste ou sacristine ; sous-prieure ; vaguemestre et j’en passe…). Ou bien elle peut avoir besoin de trouver une formation et surtout son financement, avec les moyens de vivre décemment pendant ce temps. Une personne encore jeune (disons moins de 40 ans) aura peut-être les ressources psychologiques pour vivre durant 2-3 ans une vie d’étudiante en coloc, mais passé 45, 50 ans, elle est plus vulnérable, elle a besoin de son espace personnel, d’un minimum de confort et de sécurité, surtout si elle est sortie déjà épuisée de communauté.

Quel soutien ?
Personnellement, j’ai eu la chance de bénéficier d’un bon réseau de famille et d’amis, et je reconnais que c’est un atout essentiel pour rebondir. Le monastère d’où je suis sortie a fait son possible également pour m’aider financièrement. Mais c’est loin d’être le cas de toutes mes compagnes de « diaspora », surtout de celles qui viennent de l’étranger, ou de celles qui avaient intégré la vie consacrée en rupture avec leur famille (à moins qu’elles soient entrées « trop » avec l’agrément de leur famille qui les considère désormais comme défroquées et leur tourne le dos…).
Aujourd’hui, ni les communautés, ni l’institution ecclésiale, n’ont la capacité d’apporter ce genre de soutien. Pourtant cela est prévu dans les notes canoniques de la Corref de 20133, que pas grand-monde ne connaît… Car oui, je vous le demande, à quel interlocuteur faut-il s’adresser pour les faire appliquer ? Sans compter qu’il ne s’agit que de préconisations, celles-ci ne s’imposent pas aux communautés. Par ailleurs, les communautés ont déjà bien assez à gérer leurs difficultés internes (et plus encore avec la crise du Covid), alors comment leur demander de s’occuper de leurs membres sortants ? Le réseau Véro, constitué de bénévoles, œuvre depuis 2014 pour soutenir des religieus.ses sortant de communautés (170 accompagnés en 2021), notamment en alertant l’institution4. Curieusement, l’institution ecclésiale porte en général une attention envers « les pauvres ». Mais elle a du mal à reconnaître les « pauvres » qu’elle a fabriqués et qui ne correspondent pas vraiment à ses schémas admis5.

Agir
Agir alors, mais comment ? On aimerait inviter la CEF et la Corref à prendre leurs responsabilités. Je suggérerais ici quelques pistes.

Un accompagnement
Dès qu’une personne sort de communauté, elle devrait pouvoir bénéficier dès avant la sortie (car cela se prépare !) d’une sorte de coaching – et non pas seulement d’accompagnement spirituel – pour accompagner sa (re)conquête de l’autonomie. Cela demanderait d’engager un budget pour faire appel à des gens pas forcément cathos mais compétents. Attention à la bienfaisance pieuse de bons chrétiens sans formation psychologique ni compétences sur les questions économiques, sociales, et du travail.

Un fonds de solidarité
L’on pourrait imaginer que soit mis en place un système de cotisations obligatoires des communautés. Le fonds ainsi constitué pourrait alors être activé automatiquement dès qu’une personne quitte sa communauté : bourses, formations, logement, porte-monnaie pour les premiers achats de nécessité (nourriture, habillement, hygiène, transports, etc.). Ceci pourrait du même coup éveiller les communautés à effectuer un discernement approfondi avant l’admission à la profession perpétuelle6.
Par ailleurs, il serait nécessaire de mettre en place un réseau de personnes prêtes à se porter garantes pour les locations de logements. Cela interpelle la solidarité ecclésiale.
On peut imaginer aussi que, de manière complémentaire, la CEF et la Corref dégagent un budget pour contribuer au fonds de solidarité. La Fondation des Monastères pourrait être invitée à étendre ses aides à des membres sortants (ce qui n’est pas prévu actuellement).
Enfin, l’on pourrait imaginer que des négociations soient menées avec la CAVIMAC pour que les droits à la retraite des membres sortants soient systématiquement réévalués (une retraite de religieuse est largement insuffisante pour vivre hors communauté, sans parler des communautés nouvelles qui n’ont pas cotisé ou insuffisamment)7. Sur ce point, l’APRC (Association pour une Retraite Convenable) offre une réserve de compétences pour la négociation8. À noter que la Cavimac peut verser une ACR (allocation complément retraite) aux personnes retraitées et allocataires de la caisse, sous conditions de ressources, cette prestation étant très légèrement supérieure aux minima sociaux.

Droits du travail, métier et formation
Certes le vœu de pauvreté implique qu’une religieuse ne touche pas de salaire, donc son activité n’est pas régie par le droit du travail. Ceci bien sûr relève de la logique propre de la vie consacrée et en soi n’a pas à être contesté. Cependant, l’institution religieuse peut-elle continuer encore, dans un contexte économique de plus en plus rude, où les engagements deviennent de plus en plus fragiles, à faire travailler des personnes durant des décennies comme des bénévoles au regard de la législation laïque, je veux dire sans garantie en cas de réorientation ? L’on pourrait imaginer que la Corref et/ou la CEF négocie avec l’Assurance-chômage un système de cotisations par communauté et au prorata des bénéfices d’activités, afin qu’un minimum de droits soit automatiquement activé dès lors qu’une religieuse se retrouve dans la vie civile9. Et négocier également un accord avec une banque pour l’ouverture de comptes moyennant engagement de la communauté d’origine à l’alimenter en attendant que la personne soit autonome.
Il importerait également de veiller à ce que chaque personne consacrée exerce – fût-ce à l’intérieur de la communauté – un vrai métier reconnu et bénéficie dans la mesure de ses capacités de la formation diplômante qui correspond, régulièrement mise à jour. L’on sait combien il est difficile en France de décrocher un emploi quand on ne peut justifier d’un diplôme récent, même si l’on a de l’expérience.

Urgence
Les défis sont immenses, et la tâche de plus en plus urgente. Il semblerait que Rome commence à prendre conscience de ses responsabilités, mais l’institution est-elle prête à agir de manière adaptée, sans maintenir les personnes dans la dépendance ? 10 Le pape François a fait ouvrir à Rome une maison pour accueillir d’anciennes religieuses en difficulté, de manière à leur éviter la prostitution, seul moyen parfois de vivre…
Alors même qu’un trop grand un nombre de consacrées n’ont pas pu trouver dans leur communauté l’accès à une vie pleine et heureuse, il revient maintenant à l’institution d’en prendre acte et de s’engager de manière décisive pour accompagner la réinsertion de ses membres sortants. C’est le rôle certes de la CEF et de la Corref, mais cela devrait interpeller tous les catholiques car cela relève de la solidarité chrétienne. Cela interpelle en même temps l’institution sur la manière dont elle considère les femmes.

Perspectives
À présent, je recueille les fruits d’un parcours qui certes m’a laminée mais aussi libérée de beaucoup de fausses représentations. Car je ne regrette pas un choix qui s’est donné le temps du questionnement et du discernement. Je savais qu’à plus de 50 ans, le chemin serait difficile – mais qui, voulant vivre en cohérence avec sa conscience, peut s’offrir un chemin de facilité ? La conscience des années écoulées, au lieu de m’abattre, me donne une joie de vivre comme je ne l’ai jamais vécue. Il n’est jamais trop tard ! Et si aujourd’hui, je prends mes distances avec l’institution, je goûte avec une délicieuse liberté la saveur du message de Jésus de Nazareth, si simple, si pleinement humain.

Alors, si j’écris ces lignes, c’est pour que d’autres, qui ont eu moins de chance que moi, puissent recevoir de l’Église la considération nécessaire pour se reconstruire dans de bonnes conditions afin de retrouver la conscience de leur dignité de femmes appelées à communiquer la vie.


1Voir en particulier les § 11 à 28 : Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les sociétés de Vie Apostolique, À vin nouveau outre neuves.
Depuis Vatican II, la vie consacrée et les défis encore ouverts, Rome, 3-6 janvier 2017 👉  Voir le PDF
Voir aussi les propos du pape François lors de la rencontre avec le clergé de Milan le 25 novembre 2016. Osservatore Romano jeudi 23 février 2017, N°8.

2Les gens projettent facilement sur elle ce que leur inconscient a intégré de « la religieuse », comme par exemple cette conseillère à Pôle Emploi : « les religieuses sont des personnes qui aiment s’occuper des autres, vous pourriez peut-être devenir aide-soignante ? » (la tarte à la crème…) : « ben non… j’ai pour le moment besoin de m’occuper de moi et pas tout de suite des autres… »

3https://www.viereligieuse.fr/Notes-canoniques-par-Comite

4reseauvero@gmail.com

5Je citerais cette anecdote : des membres du Réseau Véro ont démarché les responsables d’une association chrétienne œuvrant dans l’immobilier à but social afin de négocier un accès à des logements pour les personnes consacrées en réinsertion. La réponse a été négative pour la raison que cela pourrait encourager ces personnes à rester dans la dépendance (sic !). Ce même organisme a laissé ma demande sans suite à un moment où, refoulée par les agences en raison de mon faible niveau de salaire, je ne trouvais aucun logement.

6Faut-il pour autant rallonger indéfiniment les temps de noviciat et profession temporaires ? Aujourd’hui l’on en est à 9 ans. Plus on rallonge, plus les personnes qui sortent, même juste avant profession perpétuelle, auront du mal à se réinsérer. Il faudrait simplement savoir réorienter assez rapidement vers la vie laïque une personne que l’on ne voit pas vraiment heureuse au bout de 2, 3 ou 4 ans.

7Il faut savoir que les communautés ne sont pas tenues de cotiser pour la retraite pour des consacré.e.s qui sont à l’étranger. Cela fait des manques dans le décompte des trimestres pour lesquels il est impossible de réclamer des arriérés, puisque c’est légal. Idem pour celles qui n’avaient pas cotisé – avant que cela ne devienne obligatoire – durant le temps de noviciat et la profession temporaire.

8 👉 Voir le billet de l’APRC du 15/09/2021

9Mon propos concerne ici les religieuses. Il va sans dire que ces mesures seraient aussi pour les religieux en sortie.

10👉 Voir le billet de Christiane Paurd, « A la baille ! », site de l’APRC, 15 août 2021
👉 Voir aussi son livre Dans sa main, éd. Yellow concept, 2021.

Jeany Contion