L’increvable herbe de Pâques

Avez-vous vu à la campagne, remplaçant maintenant les cantonniers, ces débroussailleuses qui ne coupent pas les branches mais les mordent et les arrachent ? Il ne reste plus au bord des chemins que de moignons déchiquetés, des éclats de fibres déchirées. C’est un truisme : le monde moderne a réduit la nature à un stock de matières disponibles dont les hommes se croient maîtres et possesseurs. Eh bien les haies repoussent pourtant à Pâques. La végétation, baillonnée, bétonnée, enterrée vivante, renaît coûte que coûte au printemps. Je voudrais montrer ici que les femmes sont comme l’herbe : piétinées, tondues, broyées, défaites… inlassables, insubmersibles. Essentiellement pascales. On nous tronçonne, on nous caillasse, on nous abat, on nous scie, on nous rouit, on nous carde, on nous jette au feu. On nous fait honte du mal qu’on nous fait. Mais nous sommes comme l’herbe qu’on foule et qui pointe brillante sous la vieille herbe grise, inlassablement. Il faut chaque jour renaître de notre invisibilité, glorieuses et dures à cuire comme ces arbres qui traversent les murs des citadelles. Un si long, si long massacre, des millénaires de vie de chien, de vendredi et de samedi saint. Et nous avons été longues à comprendre pourquoi notre vie était si dure : parce que nous étions nées filles. Pour nous, chaque semaine est semaine de Pâques.

Oui, nous sommes comme l’herbe, ma sœur. Elle est comme l’herbe, le bébé fille qui naît et déçoit ses parents. Comme l’herbe, la petite fille qui assiste au triomphe quotidien du garçon. Comme l’herbe, la fille qu’on n’écoute pas. Comme l’herbe, celle qui ne prend jamais la parole. Comme l’herbe, la femme à qui on coupe la parole. Comme l’herbe, celle qui prend un emploi pour que son frère continue ses études. Comme l’herbe, celle qui comprend plus vite que son mari et se tait. Comme l’herbe, Camille Claudel, Fanny Mendelsohn, Jacqueline Pascal, dont vous n’aviez jamais entendu parler.

Comme l’herbe, la jeune fille qu’on utilise lors de sa première expérience sexuelle. Comme l’herbe, sa honte. Comme l’herbe, la jeune mère qui interrompt sa carrière pour s’oocuper des enfants et soulager toute la famille. Comme l’herbe, celle qui s’évertue chaque jour à des tâches de Sisyphe : ranger la maison, se maquiller, nettoyer les toilettes. Comme l’herbe, celle qui perd confiance et ne retrouve pas le chemin du travail. Comme l’herbe, celle qui se retrouve à la merci de son conjoint. Comme l’herbe, celle pour qui ça tourne mal et que la violence sidère. Comme l’herbe, les répudiées. Comme l’herbe, les violées.

Comme l’herbe, la jeune fille abusée qui demande des comptes et qui dérange. Comme l’herbe, l’épouse divorcée de qui les amis se détournent. Comme l’herbe, la vieille porte-légumes et porte-enfants sur qui toute la famille s’appuie. Comme l’herbe, celle qui va-t-encore à la messe et dont tout le monde se moque.

Comme l’herbe, l’amour dans lequel nous baignons sans jamais le reconnaître. Comme l’herbe, l’amour qui nous porte et nous fait exister chaque jour. Comme l’herbe, le Christ guérissant, nourrissant, relevant, justifiant, et pourtant calomnié, arrêté, frappé, moqué, condamné, crucifié, tu. Et aujourd’hui ignoré.  Humble comme l’herbe, et pourtant comme l’herbe, cariatide de toute vie sur terre.

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Frédérique Zahnd