Mémoires d’oubliées, mémoires oubliées ? O filii et filiae ?

Recroquevillée sur mon coussin, je navigue en traversant une brume qui engourdit tout et paralyse ma pensée d’habitude si grouillante d’activité, que d’autres disent bondissante tellement je suis spontanée. Aucune parole n’arrive à franchir mon palais. Je mâche de la douleur pure, je ressasse en boucle des images, des sons, des odeurs… Je réalise que le temps n’existe pas. Ce que je vis aujourd’hui, ce que j’ai vécu ces années passées, ces quelques jours avant cette heure, c’est un maintenant qui durera toujours.

Recroquevillée sur mon coussin, je navigue en traversant une brume qui engourdit tout et paralyse ma pensée d’habitude si grouillante d’activité, que d’autres disent bondissante tellement je suis spontanée. Aucune parole n’arrive à franchir mon palais. Je mâche de la douleur pure, je ressasse en boucle des images, des sons, des odeurs… Je réalise que le temps n’existe pas. Ce que je vis aujourd’hui, ce que j’ai vécu ces années passées, ces quelques jours avant cette heure, c’est un maintenant qui durera toujours.

Je te revois au petit-déjeuner, tes yeux pétillaient tandis que tu retournais les galettes sur la pierre chaude. Le premier levé pour aspirer goulument cet arôme aussitôt envolé vers le ciel. J’avais beau protester, tu me répondais, avec un petit sourire mystérieux : « tu auras bien le temps de le faire toi-même, une autre fois, laisse-moi faire ! » Tu levais ton nez en l’air : « Mais tu sens bon toi aussi. » Le matin, je me parfumais souvent en me disant : « Je vais récolter un de ces sourires qui pétillent. »

Cette image se fraye un passage au travers de mes larmes, elle brille comme un soleil sur la neige, non ! personne ne l’a emporté ! Il vit encore ! Je le sais ! Et puis ce geste, ample et simple, plein de tendresse avide, lorsque tu déchirais en deux la galette pour la tremper dans ton bol… le même que l’autre soir… inoubliable, tellement toi.

Tu m’en donnais une moitié que je prenais, tu y gagnais mon sourire, nos yeux pétillaient en même temps. Je réussis à faiblement te rendre ton sourire, il vit… il est là…

Et puis ces dialogues interminables commençaient… nous avions raison à tour de rôle, c’était plus drôle ! Tes exclamations de joie lorsque nous tombions d’accord, croyant décrocher une plume de la Colombe qui volait bas, volait près de nous, si près que nous aurions pu la caresser. Attends… je crois qu’une aile vient de m’effleurer, c’est même une certitude… elle me dit qu’elle ne partira pas. Les accords de ta voix, la musique de ma vie… le dernier cri de douleur n’en a pas eu raison… tu ne te tairas jamais, je le sais… mes oreilles saignent de ce hurlement… en même temps celui de ta maman et le mien… murmure de la foule.

À travers mes sanglots, l’air recommence doucement à passer, je respire et je hume les odeurs de la salle haute, il reste encore des miettes éparses, du vin au fond des coupes…

Tes mots gravés sur toutes les cellules de mon corps, ta voix qui supplie que nous refassions, pour l’amour de toi, tes gestes. Je comprends soudain tout, mon ADN se saisit de tout ce flot de vie et de sagesse éternelle, oui ! éternelle… ta mémoire le restera tant que celles qui t’aiment auront des mains. Un peu de farine suffit, un fond de bouteille et te voici de retour, ton sourire, ta voix, tes mains et ta tendresse déversée sans compter qui en coulait. Ces mains tellement déchirées, morceaux de chair suspendues au bout d’un poteau, je les sens à présent sur mes épaules. Tu me dis doucement… va. Comment me dérober ? C’est la leçon que tu ne m’as pas donnée… tu as oublié de me décrire la marche à suivre pour ne pas te suivre, pour ne pas partir incessamment te rejoindre… rejoindre ce corps qui ne cesse de me parler, de me toucher de me suspendre.

Je me lève, je réunis en vitesse mes affaires, mes parfums, une lampe, mon manteau en disant à haute voix le nom des copines que je vais réveiller. Je toque à leur porte, aucune ne dormait.

Je cours, je vole, rien, tu m’entends, rien ni personne ne pourra m’empêcher de te rejoindre. Je sais où ce corps adoré a été ôté de ma vue, je voudrais tant le revoir… quelle que soit son apparence. Mes pieds suivent le sentier… comme autrefois lorsque je faisais attention pour ne pas glisser. Tu me disais alors : « Mes tes pieds dans mes empreintes, tu ne tomberas pas, j’ai testé pour toi les pierres, tu riais. » Mes pieds ont l’intelligence des pierres du chemin, d’obstacles elles deviennent marches de palais royal… Ils ont retenu l’art de tenir debout en toutes circonstances. Ils ont appris à voler. Les copines ont du mal à suivre, leur présence me fait un bien fou. Nous sommes Nous. Toi, elles, moi, ça fait un Nous, le Nous du Notre Père, le Nous qui sait les mots de la liaison…

Le Nous dispersé au Golgota par la force de l’horreur, de la mort qui s’y croyait, par l’odeur immonde ; l’horreur du corps déchiré, exposé, méconnaissable que l’on pensait broyé sans retour. Dorénavant, cette odeur me fera te chercher… Où irai-je sinon chez les pauvres, les malades exclus du monde, les exclus qui puent … Plus tentant que le plus grand des nards qui en font baver certains. Cette odeur-là, personne ne voudra la mettre en bouteille, aucun trésorier ne calculera sa valeur. Mais moi, je sais.

En arrivant, devant cette grotte, mes parfums et cette odeur se mêlaient, m’envahissaient… Je ne suis pas dégoutée, j’avais tes mains, j’avais ton sourire, j’avais tes pieds, j’avais ta voix, tout en moi vibrait de ton nom… de ton corps, de ta présence.

Tu vis en moi, en Nous, désormais et pour toujours, tant que Nous vivrons, ta mémoire vivra en nous, éparpillée en des millions de fragments, comme ceux que nous avions ramassés sur la colline, te souviens-tu ? Je t’avais regardé bizarrement lorsque tu nous as fait recueillir les restes… Je me suis dit : « décidément, tu aimes le pain », tes yeux étaient graves…

Tellement graves, comme ce matin : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Tu as de ces questions… Ta vie déborde en moi, crève de se déverser et de se répandre… Ce sera pire que sur les pierres glissantes, pire que de traverser les torrents et naviguer sur les tempêtes, ce sera une insomnie sans fin, un casse-tête inextricable de la partager avec ces têtes de linotte restées au bercail, morts de trouille et vexés. Tu m’as vu ? Je suis une femme… « Je le sais, va. » Silence… « et que le pain ne vienne jamais à manquer, tu as compris ? » ; « Ne te laisse pas faire. »

Il faut juste que nous soyons Nous, du pain, du vin, de l’eau pour les pieds et les mains ; la douceur d’un vol de Colombe viendra, la mémoire ramènera le corps vivant où que nous soyons. Ce sont ses ordres, il n’est besoin de rien d’autre… juste se dépouiller du manteau de la peur, dépasser la douleur, panser les blessures, se laisser laver les pieds et laver ceux des autres, se laisser nourrir et nourrir, ici et maintenant, chez soi, sur les montagnes, dans les hôpitaux et partout… son corps n’a plus de limites à présent, vous ne le reclouerez plus, il ne reste pas enfermé dans vos coffres d’or et d’argent… ne le saviez-vous pas ?

Rien ni personne, ni mort ni souffrance, ni pouvoir de ce monde ou des autres n’effacera ce que mes cellules ont compris, la Présence, le Corps de celui que mon cœur aime. Rien ne nous en séparera. Sachez-le et allez… faites le venir, invitez-le à vos tables. Que rien ne nous arrête !

Il faut juste un peu de pain, un peu de vin. Une serviette, de l’eau et de l’Amour… un peu d’audace et une pincée de foi… trois fois rien et aucun souci… Il viendra. Nous le savons et cela suffit.

La pierre a été roulée… il y a longtemps. L’aurions-nous oubliée ?

Christina Moreira

*Un bel hymne pour la digestion : https://www.youtube.com/watch?v=WuK59jQ5bwU

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